Héloïse Luzzati, bonjour. Merci de nous accorder cette interview. Vous avez commencé à jouer du violoncelle à l’âge de 5 ans. Vous avez remporté des prix, vous jouez aujourd’hui au sein de différents orchestres, et surtout, vous avez décidé de refaire la lumière sur ces compositrices qui ont remporté du succès à leur époque avant de tomber dans l’oubli, effacées de l’histoire… Alors pour vous, nous avons préparé une interview Memory ! Prête ?
Parfait ! J’espère que ma mémoire ne va pas me faire défaut !
Alors, commençons au début de l’histoire, lorsque vous étiez petite, aviez-vous déjà une bonne mémoire ? Aviez-vous déjà une prédilection pour les histoires oubliées ?
En effet, si je fais un petit travail de mémoire, je me souviens que j’avais déjà un appétit pour les histoires, qu’elles soient oubliées ou pas et en particulier celles que racontent la musique. Mon imaginaire s’est développé à travers la musique depuis mon plus jeune âge, puisque j’ai commencé à pratiquer le violoncelle à 5 ans… C’était un peu par hasard, en attendant ma sœur qui prenait des cours de harpe que j’ai aperçu un violoncelle à travers une porte entrouverte. J’ai tout de suite été attirée par l’instrument. On peut dire que c’est là que tout a commencé.
En racontant cela, je m’aperçois que je cherchais déjà la phrase dans la mélodie, l’histoire qui accompagne le son.
Le moment où vous avez découvert que vous n’aviez pas peur de monter sur scène, était-ce dès vos débuts ?
Je n’ai toujours pas découvert ce moment (rire) ! Ce que j’ai compris en revanche, c’est que l’appréhension est liée aux personnes avec lesquelles on partage la scène tout autant qu’à l’œuvre que l’on interprète. Lorsque l’on prend du plaisir à jouer avec d’autres, la sensation en est décuplée et dissipe toute appréhension. Bien sûr, la préparation joue aussi un rôle dans la confiance que l’on peut ressentir et plus on est préparé, moins la peur est présente.
Mais j’ai aussi réalisé que la préparation réduit comme une peau de chagrin à mesure que la vie familiale prend de la place et il arrive un moment où l’on doit apprendre à travailler trois fois plus en trois fois moins de temps.
En parallèle, on découvre que plus l’on passe de temps sur scène, plus l’on s’y sent à l’aise. Par exemple, lors du Festival Rosa Bonheur, nous avons donné 18 concerts, dans le contexte si particulier qui régnait l’été dernier. Le public était là et le lien qui se tissait entre nous était très fort. Ce type d’événement permet de créer une relation différente avec le public, les instruments ne sont pas seuls à raconter l’histoire comme c’est le cas dans la plupart des concerts classiques.
On pourrait penser que la confiance vient avec les années, et c’est peut-être vrai. Pour ma part, si je vais chercher dans mon parcours, je pense que ce manque de confiance s’explique par le fait que j’ai cessé de jouer entre 12 et 17 ans. C’est dans cette tranche d’âge que sont enseignées des œuvres qui permettent de maîtriser certains aspects techniques.
À 17 ans, lorsque j’ai repris le violoncelle, il a fallu travailler très dur pour rattraper ces années de pratique. Ma confiance en moi en a subi les conséquences.
Je pense aussi que la peur de nombre de femmes et d’hommes dans ce métier est liée aux rapports non adaptés qu’entretiennent certains mentors avec leurs élèves. Beaucoup sont abîmés par des abus, des mentors qui n’ont pas eu la bonne attitude au bon moment, des personnes qui sont idéalisées alors qu’elles sont nocives, alors que leur rôle est fondamental à un âge où l’on est en pleine construction de sa personnalité. Le mouvement #Metoo n’a pas eu lieu dans le milieu de la musique classique et il serait temps qu’il se mette en marche.
C’est probablement pour cela que ce n’est qu’aujourd’hui, alors que j’atteins une certaine maturité, que je commence à prendre confiance en moi, à me dire que je suis capable de monter sur scène pour jouer. Lorsque j’ai lu Le consentement, le témoignage de Vanessa Springora, cela m’est apparu encore plus clairement. « Ce serait admissible si j’étais la seule et le fait que ce ne soit pas le cas rend cela encore pire ! », écrit-elle. Elle dit aussi « j’aurais voulu écrire ». Alors qu’elle a fini par le faire, mais à quelle âge, après combien d’années de douleurs inexprimées… Comme je le disais, il faut du temps pour que la prise de conscience ait lieu et encore plus pour que la prise de parole se manifeste…
« Un temps pour elle », « la boîte à pépites » comment avez-vous découvert ce super pouvoir, cette capacité à rendre justice à ces oubliées du monde de la musique ? D’être là où personne n’avait osé (ou eu le courage) d’aller ?
Vers mes 30 ans. J’ai eu cette vision globale de la représentation de la vie sous Louis XIV, à travers la peinture, la littérature et la musique. Le constat était très clair : la parole n’est portée que par la moitié de la population. Alors, j’ai entrepris des recherches, j’ai lu, regardé, fouiné et tout confirmait ce ressenti. Sachant que pour la musique, une difficulté vient s’ajouter pour arriver aux sens du public puisque les compositions ne vivent pas sans interprète. La partition découverte ne suffit pas à faire connaître l’œuvre. La question de l’interprète est immense.
Il y a comme une forme de violence dans le fait que l’éducation passe sous silence les œuvres composées par les femmes. Et l’on se rend compte que l’on peut passer une vie à croire que seuls les hommes ont composé de la musique et par la même occasion, à conforter les hommes dans leur posture de supériorité.
Lorsque je joue ces œuvres, je n’ai pas d’appréhension, je me sens en confiance et à ma place. Comme si le fait de réparer cette injustice historique me donnait ma légitimité. Peut-être aussi parce que le plaisir naît en amont, lors des heures de recherche à la bibliothèque nationale, à passer en revue le répertoire français, telle une archéologue de la musique. Ou encore avec la pianiste Célia Oneto Bensaïd et la mezzo soprano Fiona McGown qui se sont jointes à moi pour défricher ces œuvres et avec lesquelles nous organisons des séances de lecture. C’est ensemble que nous sélectionnons les œuvres les plus qualitatives, celles qui composeront le meilleur programme, avec les compositrices qui méritent d’être redécouvertes.
Notre travail commence à être entendu, le processus est en mouvement perpétuel et je pense qu’il va falloir cesser les bricolages et trouver des financements. Par exemple, à travers des Fondations qui travaillent sur les problèmes d’égalité hommes-femmes. Les enjeux ne sont pas anodins…
Jouer sur scène, monter un festival, créer une chaîne Youtube ou un podcast, quel est le projet qui vous a demandé le plus d’audace ou de courage ?
Les prochains ? Parce que construire un projet lisible et cohérent pour des non initiés, rendre accessible un répertoire musical inconnu sans faire de l’élitisme nous met dans la lumière et dérange… La question des femmes dans le milieu est rapidement assimilée à du féminisme revanchard, ce qui n’est absolument pas notre démarche. Nous cherchons à éveiller les esprits sur une réalité, à rétablir la vérité. D’ailleurs, si nous regardons la peinture ou la sculpture, l’histoire est la même et les hommes déclarent les femmes inaptes pour d’obscures raisons physiologiques… On le voit par exemple avec la compositrice Louise Farrenc, figure de la musique du XIXè siècle à qui l’on promettait un grand avenir dans l’histoire de la musique : tout le monde avait déjà oublié son nom 5 ans après sa mort !
Le fait d’effectuer ces recherches, de découvrir cette histoire et toutes les autres m’a éclairé sur le syndrome d’imposteur que ressentent tant de femmes et qui prend sa source dans le patriarcat. Cela m’a ainsi préparée à aller de l’avant. L’étape suivante est claire : je dois maintenant m’entourer pour établir un modèle économique qui porte mon projet. Mais je suis confiante, cela prend forme, je me sens portée.
Tout cela paraît absolument naturel chez vous, mais avez-vous mis en place des rituels pour vous préparer ? Pouvez-vous nous décrire cela ?
Je n’ai pas de rituels. Ou alors j’en change tous les jours. C’est un besoin, je suis mon instinct et mes envies. C’est comme lorsqu’on tire un fil sur une pelote de laine : on ne sait pas de quelle manière elle va se dérouler… Je commence par quelque chose puis ça s’enchaîne… Par exemple pour cette vidéo réalisée par le journaliste de TV5 monde, je l’avais appelé pour qu’il me donne des conseils, et il a sorti mon portrait sans que je ne le sache, je n’avais rien préparé. Au final, il a eu raison, c’est cette spontanéité qui a donné de la force au portrait.
Mais le plus important reste le travail et l’entourage. Je le constate avec ce trio constitué avec Célia et Fiona. Mais nous l’avons surtout vu avec les 18 concerts joués lors du festival « Un temps pour elles ». Cela a pris forme en un temps record et en plein confinement grâce à Lou Brault et aux 50 musiciens qui ont répondu présents pour jouer cette musique qu’ils ne connaissaient pas dans le magnifique lieu chargé d’histoire et symbole de l’émancipation féminine qu’est le Château de Rosa Bonheur. Au départ, nous pensions jouer en 2021, puis, tout s’est emballé et le public était réellement enthousiaste. D’ailleurs, le succès du festival nous a donné envie de poursuivre sur notre lancée.
Aussi, pour cette fin d’année, nous avons développé « Un temps pour No ‘Elles », un calendrier de l’avent virtuel. 24 capsules vidéos pour révéler 24 compositrices de toutes époques et nationalités dont plus de la moitié sont des œuvres totalement inédites. De Hildegard Von Bingen à Camille Pépin, en passant par Barbara, des capsules d’une durée variant de 2 à 5 minutes, diffusées chaque jour du 1er au 24 décembre à 18h sur les réseaux sociaux de la Boîte à Pépites, accompagnées d’une courte médiation pour présenter chaque compositrice.
Héloïse, comme pour les autres personnes que nous avons interviewées, nous allons vous poser une dernière question : si vous deviez donner cinq conseils à nos lecteurs pour qu’ils osent se lancer et dépasser leurs peurs, quels seraient-ils ?
Suis-je vraiment légitime pour donner des conseils ? Bon, je me lance…
1. Sincérité et justesse, se projeter pour savoir si l’on sera bien à sa place
2. Entourage, il est important de se sentir à l’aise avec ceux qui nous entourent, comme dans ses pantoufles. C’est la condition pour sortir le meilleur de soi-même
3. Pratique, s’autoriser à pratiquer une discipline artistique (avec tous les paradoxes qui existent entre ces deux mots) car cela permet de se confronter à soi
4. Curiosité, indispensable à la pratique d’un art, quel qu’il soit
5. Bonheur ! si l’on applique ces principes, découle naturellement le bonheur