Blandine Mulliez, bonjour. Merci de nous accorder cette interview. Votre engagement philanthropique à travers la Fondation Entreprendre est reconnu par la médaille de la Légion d’Honneur. Vous véhiculez ces valeurs humanistes de partage et d’accueil au quotidien. Tel est le rôle des super héros. Alors pour vous, nous avons préparé une Interview Super héroïne. Prête ?
Je ne pense pas être plus super héroïne qu’une autre… Mais allons-y !
Commençons au début de l’histoire, lorsque vous étiez enfant, étiez-vous déjà tournée vers les autres, sauvant les animaux blessés ou accueillant les camarades de classe qui semblaient plus malheureux que vous ?
Non, pas du tout. J’ai été élevée dans une grande famille, en étant la sixième sur sept enfants. Chez nous, régnait une grande sécurité affective, j’ai été arrosée de confiance et d’amour. J’ai joué à la perfection mon rôle de « petite dernière » joyeuse et lumineuse. Un rôle qui colle un peu… Un peu trop même.
Pour revenir à votre question, ce qui me gênait le plus dans ma jeunesse, c’était ma susceptibilité. Elle se manifestait à chaque fois que je constatais de l’injustice. Là encore, j’ai compris après coup que c’était un magnifique moteur qui me donnait envie d’agir, de lutter contre l’injustice. Avec le temps, cette trop grande sensibilité à mon encontre s’est transformée en empathie envers les autres : chacun a droit à être lui-même, en liberté. D’ailleurs, je n’ai jamais eu de « meilleure amie », je n’aime pas ce concept. Idem avec l’idée de bande d’amis. J’avais juste des amis.
Et quel était votre rôle avec vos amis, justement ?
Tel monsieur Jourdain qui fait de la prose sans le savoir, j’avais une forme de leadership auprès de mes amis ou plus tard, de mes collègues, sans en avoir ni la conscience, ni même la volonté. Entre vingt et quarante ans, j’ai plongé dans ma vie familiale et mon engagement professionnel, me laissant inconsciemment enfermer dans les contraintes et les devoirs pour entrer dans le moule, suivre la route qui m’avait été tracée, mais aussi parce que j’avais peur de déclencher des conflits que je ne saurais pas gérer. Il a fallu quelques années pour que je comprenne que la gestion des conflits est indissociable du rôle de leader.
Mon éducation, ma famille, mes racines, tout cela me plaçait en leader mais j’avais peur de moi, de mon manque de légitimité, en particulier en tant que femme. C’est malheureusement le cas dans beaucoup d’environnements, encore aujourd’hui.
Mais au départ, mon désir était de soigner les autres et le premier niveau de soin passe par le corps. Ne voulant pas faire d’études longues, j’ai entrepris un BTS pour devenir manipulatrice radio. J’aimais cela, je rassurais et accompagnais les gens atteints de pathologies graves ou moins graves. Puis un jour, j’ai perdu un enfant et là, ma souffrance était telle que je ne pouvais plus aider les autres. Je devais me soigner d’abord. J’ai cessé de travailler.
J’ai la chance d’avoir cette possibilité, de ne pas avoir besoin de gagner ma vie en travaillant. Dans la pyramide de Maslow, mes besoins sont loin de la base.
Très vite, et pour me soigner, je me suis dirigée vers divers engagements associatifs. L’idée majeure est venue d’un choc, lorsque j’ai constaté que certains enfants de neuf ans ne savaient pas lacer leurs chaussures. De ce constat a émergé Créa-mains, une association créée avec deux voisines. Nous regroupions une vingtaine d’enfants tous les quinze jours pour les inciter à réaliser des travaux manuels : bricoler, créer, faire, défaire, refaire, s’inspirer des réalisations des autres. L’objectif principal était de leur transmettre l’idée que le chemin est plus important que la destination et que l’on peut tirer un immense plaisir à être l’entrepreneur de son propre projet. Cette expérience a duré neuf ans, entre 2000 et 2009.
Ce moment où vous avez découvert que « les autres » et l’engagement envers ce « Nous » allaient vous porter…
Mon éducation ne m’a jamais stimulée en matière d’ambition, on ne m’a pas poussée à chercher là où je voulais aller. Cela m’arrangeait peut-être, rejoignant ma fierté de vouloir faire seule. J’ai fini par comprendre mon mode de fonctionnement et par l’utiliser : quand il y a un train qui passe, je monte dedans (ou pas) et c’est ainsi que j’avance : quand je rencontre une opportunité et que j’en ressens l’envie, que j’y vois du sens. Au cours de l’année 2003, on m’a demandé de prendre part à Réseau Entreprendre Nord, créé par mon père en 1986. Ce réseau d’associations regroupe des entrepreneurs qui aident les entrepreneurs, dans le but de créer des emplois. À cette époque, c’était un de mes copains qui était à la tête de l’antenne Nord. Quand il m’a appelée pour que je leur vienne en aide, je lui ai répondu que même si je m’appelais Mulliez, je n’étais pas calibrée pour cette mission… Il a bien vu que le discours « famille d’entrepreneurs » ne prenait pas avec moi alors il m’a raconté son projet, m’a dit qu’il voulait créer des emplois pour ceux qui sortent de prison, m’a parlé de réinsertion, de soigner des personnes par le travail. Il était question de dignité, de retrouver son amour-propre en travaillant. Le soin était au cœur de son discours, mais cette fois, dans sa dimension psychologique. Là, j’étais touchée. Alors, j’ai accepté. Entre 2003 et 2009, j’ai aidé l’association dans sa dimension entrepreneuriat social. J’ai beaucoup appris, essuyé quelques revers et reçu beaucoup de reconnaissance de ceux que j’ai côtoyés.
Vous êtes passée de votre métier de manipulatrice en radiologie à l’associatif, avant de prendre la Présidence de la Fondation Entreprendre. La transition n’est pas une évidence, comment avez-vous envisagé cela ?
Les choses se sont faites au fur et à mesure, à un moment où cela me correspondait. Régulièrement, mon père me parlait de la Fédération Réseau Entreprendre, espérant que je m’implique. Je répondais invariablement que j’aimais bien mon petit écosystème, ce que je faisais et que je ne voulais pas aller au-delà. Puis, la Fondation Entreprendre est née, sans que j’y sois mêlée, pour donner plus d’impact à la fédération et à l’entrepreneuriat. Lors du premier conseil d’administration, mon père m’a demandé de lui rendre service et d’y aller à sa place. J’ai commencé par refuser mais il a insisté, m’a amadouée, et j’ai fini par céder. J’avais un nœud au ventre mais j’y suis allée, je suis venue à Paris, je me suis assise à côté du Président du Conseil. J’ai posé des questions, mais je ne me suis pas trop impliquée. Pour le deuxième conseil, mon père a réitéré sa demande. J’y suis retournée, avec cette même sensation d’être dans un monde auquel je n’appartenais pas. Le projet était magnifique, mais ce monde n’était pas le mien. Cependant, très vite, on m’a demandé de prendre la Présidence. J’ai refusé, ce n’était pas ma place, j’étais femme au foyer, manipulatrice radio, je n’étais pas vraiment dans le cadre. Le collectif insistait, et au bout d’un moment, j’ai fini par accepter pour défendre les valeurs portées par cette Fondation. Des valeurs dans lesquelles ma famille avait beaucoup investi. Quelque part, je savais que j’avais quelque chose à y faire. Que ma place était là et que le puzzle de ma vie prenait toute sa dimension : des valeurs humanistes qui me guident, de ma passion du soin de la personne, de la famille d’entrepreneurs dans laquelle je suis née, en passant par mon goût pour l’engagement philanthropique et même ce satané leadership que j’arrivais de moins en moins à cacher. En fait : je suis tombée dedans avec audace et beaucoup de peur !
Finalement, les deux premiers conseils étaient un premier contact nécessaire pour que j’arrive à prendre du recul avec ce milieu et à y trouver ma place. J’aime les gens, j’aime les soigner, j’y ai contribué par la santé puis par le social.
À quel moment avez-vous compris que vous deviez endosser ce costume de super héroïne, que cet engagement philanthropique allié à l’entrepreneuriat coulait de source pour vous ?
Ce qui m’a portée, c’est cette idée de faire du bien en aidant les autres à retrouver leur dignité. J’ai tenu ce rôle avec mon métier de manipulatrice radio, là, j’allais le tenir dans son aspect concret de dignité par l’emploi. La vision du travail selon Platon est celle qui permet de se nourrir mais ensuite, il faut trouver du sens à ce que l’on fait : tout Spinoza. Par l’action de la Fondation Entreprendre, nous essayons d’aider les gens à se déployer et à trouver leur place. Voire à développer leur désir à trouver de la joie dans leur propre capacité à se réaliser, à laisser sa trace.
Parmi les programmes de la Fondation, y en a-t-il un qui vous parle plus que les autres ?
Non, ils ont tous la même valeur. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la cohérence formée par l’ensemble des programmes. Je voudrais « EMBRASSER » toute la France. Nous sélectionnons les associations afin qu’elles répondent aux besoins du plus grand nombre. Pour l’instant, les quatre programmes concernent les étudiants, les entrepreneurs tout au long de leur vie, les femmes et les plus fragiles (porteurs de handicaps ou décrocheurs scolaires). Avec l’arrivée d’un nouveau directeur général et d’un nouveau responsable des programmes, nous sommes en train de faire évoluer notre projet stratégique afin d’être toujours plus au contact du besoin et des enjeux. Par exemple, nous avons lancé un accompagnement d’associations qui œuvrent auprès des entrepreneurs en difficulté en pleine crise Covid. Et à la rentrée de septembre, nous lancerons un autre appel à projets sur la résilience économique.
Le contexte actuel, avec la crise économique qui suit la crise sanitaire du Coronavirus n’est pas forcément compatible avec l’entrepreneuriat, quel impact cela a-t-il eu pour vous ?
Bien au contraire : notre rôle prend toute sa légitimité. Malheureusement. Alors cela a décuplé notre énergie. Au regard de la taille de la Fondation Entreprendre, nous avons réalisé une étude qui a montré que parmi les personnes qui souhaitaient entreprendre avant la crise du Covid, très peu abandonnent leurs projets, une partie repousse et beaucoup décident de se lancer. Et nous poussons le fait qu’un entrepreneur accompagné a beaucoup plus de chance de réussir.
Vous avez été décorée de la Légion d’Honneur, comment avez-vous accueilli cela ?
Un véritable électrochoc. Comme je vous l’ai dit, je fais les choses parce que je le sens, parce que cela correspond à ce que j’ai envie de faire au plus profond de moi. Alors lorsque j’ai reçu le mail qui m’annonçait que mon dossier était à l’étude pour cette décoration, je n’ai pas compris du tout. Puis trois mois se sont écoulés sans aucune nouvelle. Lorsque j’y pensais, je me disais qu’ils étaient peut-être revenus sur leur décision, et puis j’oubliais de nouveau. Et un soir, j’ai reçu un texto d’un copain qui me félicitait pour ma décoration. J’ai failli tomber dans les pommes, c’était donc vrai. Je me sentais si peu légitime. Comment ? À quel titre ? N’ayant pas créé cette Fondation, n’étant qu’une parmi d’autres qui s’engagent pour cette cause, mon sentiment flirtait avec « l’imposture ». J’y ai beaucoup réfléchi, puis j’ai vu que cette médaille pouvait aussi être un atout pour accomplir collectivement plus encore. J’étais totalement paniquée à l’idée de faire un discours lors de la remise. J’ai fait appel à un coach qui m’a aidée à écrire mon discours et m’a préparée. Lors de la cérémonie, Muriel Pénicaud m’a remis la médaille et j’ai pris la parole pour dire que cette médaille était le symbole de la confiance que l’on mettait en tous ceux qui œuvrent autour de la Fondation Entreprendre, de l’entrepreneuriat, et qu’elle allait nous permettre d’accomplir plus, qu’elle récompensait un « demain ». D’ailleurs, mon discours s’intitulait « mon Je est un Nous ».
Car c’est bien ce que font les médailles, elles rendent publiquement légitimes. Alors je savais qu’elle allait m’ouvrir d’autres portes. Et même au sein de ma famille, j’avais pris du galon, je n’étais plus la petite ! Une bonne amie m’a dit un jour « il y a la petite Blandine et la grande Blandine ». La petite, c’est celle qui a besoin de manger, de travailler, de boire un verre… La grande, c’est celle qui s’implique, qui rayonne, qui grandit. La petite, c’est la grotte, le refuge. La grande c’est l’extérieur, la lumière. Cette image est juste, nous avons tous ces deux personnes en nous. C’est la petite qui arrose la grande pour qu’elle se déploie.
Alors, comme pour tous ceux qui acceptent de passer un moment avec nous, nous allons vous poser notre dernière question. Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui souhaite aujourd’hui entreprendre ou peut-être endosser le costume de super héroïne et créer une Fondation ?
1. L’envie. Si je regarde ce qui est important pour moi, je dois commencer par l’envie, c’est ce qui est le plus solide en moi. La capacité s’apprend, les conseils se trouvent, l’envie doit être là. Elle est le point de départ.
2. La confiance en nos émotions. Il faut avoir confiance en notre propre fragilité, nos doutes car bizarrement, ce sont eux qui montrent que l’envie est là. Et au final, c’est une grande force.
3. Le courage. Si on ressent des tremblements et des frissons à l’idée de se lancer, il ne faut pas considérer cela comme de la peur, mais comme de l’émotion. C’est l’émotion face au beau que l’on a en nous, quelque chose que l’on n’a pas encore vu. Ayons le courage de l’audace, quand les « papillons » sont là, c’est si beau !
Ensuite… qu’est ce qui aide à franchir le pas ?
4. Les rencontres. Quand tu sors, tu t’en sors… Je ne sais plus qui disait cela, mais c’est important, car c’est dans les rencontres, dans l’action que le chemin se crée. Pas à pas. Et si en plus il y a de la joie dans cette rencontre, c’est que celle-ci est juste.
5. L’écoute. Écouter les personnes positives et bienveillantes. Ne pas s’encombrer des détracteurs. Mais comme “ne pas écouter c’est écouter deux fois” me direz-vous, alors écouter et laisser passer ! l’opinion de l’autre lui appartient, à nous d’en faire ce que l’on veut.
Finalement, vous avez raison, nous sommes tous les héros de notre propre vie, et parfois, dans un éclair de lucidité, on s’en étonne soi-mêmes !…