
Gilles et Constance, bonjour. Merci de nous accorder cette interview. Pour ceux qui ne vous connaissent pas Gilles Troulet, vous êtes comédien, vous avez joué au théâtre, à la télévision et au cinéma, vous avez organisé de multiples événements avant de quitter Paris pour vous lancer avec votre épouse dans un projet de réhabilitation de la base nautique de Libourne. Vous avez transformé l’espace en lieu culturel où se mêlent théâtre, expositions et pratiques artistiques protéiformes. Nous avons tout bon ?
Presque, au cinéma, j’étais cascadeur et non acteur, quant aux pratiques artistiques de notre lieu à Libourne, elles ont évolué au fil des années. Désormais, notre activité est composée de présentations de spectacles le week-end, des cours de théâtre pour adultes et enfants la semaine et des résidences de compagnies de théâtre.
Au cours de ces multiples expériences, vous êtes passés de part et d’autre de la scène, c’est pourquoi nous vous avons préparé une interview « en haut de l’affiche », prêts ?
Allez. Nous sommes prêts.
Commençons au début de l’histoire, lorsque vous étiez petit Gilles, étiez-vous déjà du style à chanter dans les dîners de famille et à jouer les chefs de bande à l’école ou aviez-vous peur de vous mettre dans la lumière ?
Gilles :
Dès mes dix ans, je voulais être acteur, mais j’étais terriblement timide. Je me déguisais pour jouer les héros, je me plaçais du côté des vainqueurs et de ceux que l’on admire, forcément. À quinze ans, j’ai commencé le théâtre et découvert que je pouvais plaire aux filles lorsque je faisais le clown. À vingt ans, j’ai commencé le judo et cela fut une véritable révélation. Je n’ai jamais arrêté depuis. Par les valeurs inculquées et la force de cet art, le judo a anéanti mes peurs. D’ailleurs, la seule fois où j’ai eu peur sur scène, j’avais vingt trois ans, c’était au concours d’entrée au Conservatoire National, on voyait littéralement mon pantalon flotter au vent tant je tremblais… Évidemment, je n’ai pas été pris. J’ai bien compris que le trac pouvait retirer toute mon énergie. Et lorsque je pratiquais une heure trente de judo avant de monter sur scène, cela me rendait totalement disponible. La concentration, le jeu, le fait de pouvoir faire tomber quelqu’un de bien plus grand et plus lourd que soi… Tout cela anéantit les peurs.
Et vous Constance
Moi, j’avais peur de tout. J’étais très introvertie. Et je n’ai jamais cherché à me mettre dans la lumière. Je suis même allée totalement dans l’ombre, en coulisses. J’ai réalisé des décors de théâtre. Quant au sport, j’en ai besoin aussi, surtout en pleine nature, j’aime grimper au sommet des montagnes, en solitaire, mais cela n’anéantit pas forcément mes peurs. En revanche, cela me nourrit sur le plan artistique. Dans mon rapport au temps. Cela me permet de rester dans ma bulle et de me concentrer sur la longueur.
J’étais déjà comme ça petite, je me racontais des histoires, seule. Je partais à vélo avec ma poupée sur le porte-bagages, sans prévenir personne et j’allais passer l’après-midi dans la forêt… J’étais déjà très solitaire.

Le moment où vous avez découvert le sens de la chanson d’Aznavour : « en haut de l’affiche »
Gilles : (rires)
La réalité, c’est plutôt que j’ai découvert que je n’y serai jamais. Je ne voulais pas vraiment être en haut de l’affiche d’ailleurs. J’ai vécu de la scène, donné des cours de judo, animé des ateliers d’improvisation théâtrale, et quand j’ai réalisé que j’avais quarante cinq ans… J’ai décidé que je ne voulais plus continuer à vivre comme ça, avec les cachets des intermittents. Constance voulait un atelier pour elle dans la campagne, nous devions quitter Paris. Et nous avons atterri à Libourne où nous cherchions un lieu…
Constance :
En cherchant un atelier pour moi, Gilles a visité l’ancienne base nautique qui valait le même prix et était immense. Nous cherchions depuis au moins un an et à chaque fois que nous nous trouvions devant un lieu trop grand, on en rigolait en se disant que ce serait sympa et que nous pourrions en faire quelque chose d’intéressant. Mais nous n’étions pas vraiment sérieux. Mais là, en voyant ce lieu, en plein centre ville, près de là où nous vivions… Gilles m’a dit « tu as vu ton atelier »…
Nous nous étions lancé dans l’aventure en quittant Paris, sans projet, mais le fait d’être intermittent nous donne une qualité face à de telles situations : nous sommes réactifs et nous savons rebondir. Nous avons fait plein de boulots sans avoir peur de nous remonter les manches. Donc, la peur de nous lancer dans les aventures, nous ne la ressentons pas.
Gilles :
Lorsque l’on pratique le judo, on apprend à tomber sans se faire mal et la peur de tomber n’existe plus. Lorsqu’on est intermittent, la peur de ne pas avoir de rentrées monétaires n’existe plus, la précarité fait partie de notre vie. J’aime être au pied du mur, je suis libre de mes actions.
Constance :
En fait, Gilles installe une vitesse différente : pour moi, le temps passe lentement, alors que lui défonce les portes. Il peut aussi entraîner des dégâts et moi, je vais les réparer. Là, nous étions d’accord, mais nous ne jouions pas le même rôle. Lui était en première ligne et moi en garde-fou. Et nous étions tous deux galvanisés par ce projet un peu surdimensionné par rapport à nos vies.

La dernière fois où vous avez eu peur d’être en pleine lumière…
Gilles :
Justement, lors des trois premières années de création du Baz’Art. Le stress, la fatigue… La peur n’était pas là au quotidien, mais presque, nous ne savions pas si nous allions arriver à équilibrer notre modèle économique. Paradoxalement, je n’ai pas pratiqué de judo… je n’arrivais pas à dégager le temps nécessaire et peut-être que cela m’aurait aidé à surmonter les tensions, mais il y avait un réel problème de temps.
Depuis deux ans, j’ai pu m’y remettre : l’équilibre financier arrive, la notoriété du lieu existe et même là, alors que le confinement nous a obligés à fermer, je ne panique pas. Probablement parce que nous avons des années de pratique…
Constance :
En effet, les trois premières années étaient pleines de peur, en particulier par rapport à notre couple. Cela ressemblait à un marathon, les promesses que Gilles faisaient tardaient à se réaliser et les tensions étaient fortes. Mais moi, j’ai l’habitude de ce rapport au temps, comme un marathon. Alors j’allais courir, me balader en pleine nature pour me ressourcer. Et reprenais mon souffle.
La difficulté était d’autant plus importante que nous étions installés à Libourne depuis peu, nous ne connaissions personne et nous travaillions en permanence, y compris les week-ends qui servent en temps normal à créer des liens. Cela compliquait beaucoup notre intégration…
Gilles :
Le couple était notre force. Surtout pour faire front face à tous ceux qui nous disaient que c’était voué à l’échec, qu’il est très compliqué d’ouvrir un lieu comme celui-là dans une petite ville.
Mais aujourd’hui, finalement, nous sommes connus de la population et des institutions et le lieu continuerait de vivre, même sans nous.
Nous avons passé les attentats (la première année où nous avons ouvert), les élections présidentielles, les gilets jaunes, les grèves… Cette année le Covid-19, chaque année ajoute un défi.
Le moment où vous avez réalisé que vous n’aviez pas peur de vous lancer, que ce soit pour être en haut de l’affiche, sur scène ou derrière la scène
Constance :
Je n’ai jamais voulu faire autre chose.
Gilles :
La routine m’ennuie. J’ai ce besoin d’adrénaline depuis toujours. Même si je me dis que ce défi est le dernier, il m’a bien fatigué… Vous notez que je ne parle pas de peur. Lorsqu’on est judoka, on n’a pas peur, on est là pour gagner. La peur est présente lorsqu’on n’est pas préparé. Là, nous étions équipés face à ce défi.
Financièrement, il fallait tenir et ce n’était simple ni pour nous ni pour les enfants, mais nous avons su trouver des solutions et nous débrouiller. Nous savons désormais que l’on peut vivre autrement, faire autrement. Maintenant, nous avons plus d’air, l’équilibre n’est pas loin.
Cette année, nous avons créé une cuisine, pour louer toute la salle à un restaurateur.
Constance :
Les deux premières années, nous faisions la cuisine le week-end et tous les soirs pour cinquante couverts, j’étais loin de mon rêve… Là, le restaurant tenu par un chef la semaine, midi et soir, permettra d’attirer une autre clientèle et nous donnera du temps pour gérer le théâtre et le reste.
Le projet le plus fou, celui qui vous a poussé loin de votre zone de confort. À ce stade de notre échange, nous nous doutons bien qu’il s’agit de ce projet Baz’art…
Gilles :
En effet ! C’était le bon projet au bon moment de notre vie. Nous aurions été incapables de le mener à bien si nous avions cherché à le faire dans notre jeunesse. Privilège de l’expérience…
Alors, comme pour les autres personnes que nous avons interviewées, nous allons vous poser une dernière question. Si vous deviez donner des conseils pour se lancer dans une aventure, quels seraient-ils ?
Constance et Gilles :
- Rêver
- Ne pas trop réfléchir… Je ne suis pas sûre que ce soit un bon conseil, votre banquier vous demandera probablement de réfléchir…
- Rêver à deux. Parce que seul, on ne pense pas pareil. Et si possible être complémentaires. Notre tandem fonctionne parce que moi, je rêve et que Gilles fonce.
- Analyser la situation autour de soi, être curieux et se renseigner
- Prendre le temps, se créer éventuellement des étapes avant d’atteindre son objectif
- Se dire qu’on n’a plus à perdre qu’à ne pas essayer… Si ça ne marche pas, ce n’est pas grave. On peut toujours faire évoluer les choses. C’est d’ailleurs le cas pour notre projet. Au début, nous pensions ouvrir un petit théâtre de cinquante places, puis de cent places… Les investissements évoluent et il ne faut pas avoir peur de faire bouger les choses.
- Se lancer. Un bon projet est un projet qui se réalise…
- Trouver un exutoire. Judo, randonnée, course à pied, badminton… Car cela permet de se connaître et de libérer des tensions.