
Il est 10h07. Bonjour Alban Michon. Vous êtes connu pour vos expéditions. Vous êtes suivi par quinze mille personnes sur Instagram, dont nous faisons partie… Quelle chance de vous avoir avec nous aujourd’hui. Pour nous, vous êtes l’homme qui n’a jamais peur…
Alors, nous vous avons préparé une interview « Sang froid ». Prêt ?
Oui, merci pour votre ponctualité, en effet, j’avais dit que je serai là à 10h07 et il est précisément 10h07, je suis prêt.

L’homme qui n’a jamais peur… A-t-il jamais connu la peur, ne serait-ce que la peur du noir propre aux enfants ou la peur du monstre sous le lit ?
Je vais commencer par émettre une réserve sur le mot peur. La peur, c’est très fort, puissant. C’est une émotion qui peut paralyser. Non, au cours de mes expéditions, je n’ai pas connu la peur, même si je l’ai frôlée, j’ai plutôt ressenti de l’appréhension. Mais, enfant j’ai eu peur. J’avais ce que l’on appelle « une peur bleue » de l’école et des professeurs. Les jours d’interros, j’avais la boule au ventre. J’ai redoublé mon CM1, mon CM2 et je n’ai pas le bac. Je n’entrais pas dans le cadre. Je n’étais pas un cancre, je ne faisais pas le malin, mais je n’y arrivais pas. J’essayais, sans succès. Cette peur a duré toute l’enfance et toute l’adolescence. Elle enflait avec le jugement des autres. Plus on me considérait incapable, plus je l’étais et plus j’avais peur. Au top de tout ça, ma plus grande angoisse était de décevoir mes parents, ce qui ne manquait pas au programme.
Ça a duré jusqu’à mes 16 ans. Là, j’ai pris une décision : je n’aurai plus peur. Et j’ai commencé à élaborer le programme de ma vie, avec précision, comme une forme de rébellion. J’ai inversé le processus et décidé que j’étais fort et que personne ne le voyait. Le déclic a eu lieu avec ma première plongée. J’avais alors 11 ans. Cela a été immédiat, viscéral. J’ai commencé à plonger régulièrement et à envisager mon avenir. Dans le tableau, le bac n’était pas nécessaire puisque pour être moniteur de plongée, il suffit du niveau bac. Je l’ai donc raté en beauté, avec panache. Le soir des résultats, il y a eu une réunion de famille. J’avoue que s’ils avaient insisté, j’aurais redoublé. Sauf que mes parents n’ont pas cherché à me convaincre, ils m’ont demandé ce que je voulais faire. J’ai tout raconté, mon projet, le parcours que j’envisageais, ce dont j’avais besoin, les possibilités qui s’offraient à moi. Je devais être convaincant, puisqu’ils m’ont dit OK. Voilà. C’est à partir de là que je n’ai plus eu peur.
Le moment où vous avez découvert le sens de l’expression : « avoir du sang froid » ?
À 17 ans. Je plongeais déjà. Je séchais les cours du vendredi après-midi et avec un ami, nous allions régulièrement faire de la plongée souterraine, dans les grottes. J’ai la chance d’avoir vécu dans la région de l’Aube où tout cela est possible. Cette fois, nous étions dans une galerie, on avançait et à un moment, il y avait un trou d’eau, marron, avec zéro visibilité. J’étais attaché à un câble. j’avais un casque et je me cognais de tous les côtés. Là, j’ai réalisé que ma vie ne tenait qu’à un fil. Si je paniquais, si je me déconcentrais, ne serait-ce qu’une minute et que je lâchais ce câble, je pouvais mourir. Alors, j’ai gardé mon calme et j’ai avancé. En fait, j’ai compris avec l’expérience que plus on tutoie ce genre de situations, plus on renforce son sang froid. Il faut y aller. Alors on pourrait dire que c’est la confiance en soi qui aide. Mais en fait, je doute, énormément même, je pense régulièrement que je pourrais mieux faire. Mais avec l’âge, je m’accepte de plus en plus. J’arrive à filtrer les paroles des autres, ne plus me sentir jugé comme lorsque j’étais enfant. J’entends et je prends ce qui m’intéresse. Certains disent que je suis psychorigide, on rigolait tout à l’heure avec notre rendez-vous téléphonique de 10h07 mais en fait, c’est plutôt de la rigueur – ne vous moquez pas – parce que j’aime que l’on puisse compter sur moi. Quand j’ai dit que je fais quelque chose, je le fais. Avec ou sans les autres. Quand je parle des autres, je pense particulièrement aux banquiers ou sponsors, avec eux aussi, je fonctionne de la même manière, j’aime la difficulté, les challenges alors je renverse les rôles, j’y vais avec ou sans eux.

La dernière action que vous n’avez pas menée par manque de sang froid ?
Hum… Je vais parler du parapente. J’ai dit stop après six essais. Lorsqu’on débute en parapente, on part seul et on est guidé par une radio. Lors de mon dernier vol, à un moment, j’entends mes moniteurs me dire « bon, là, Alban, il y a un amas de nuages bien noirs, il va falloir bien écouter… » et la radio s’est arrêtée. J’ai fait comme j’ai pu, j’ai atterri. Et là, j’ai décidé que l’air, ce n’était pas mon élément. Ce n’était pas une vraie peur. En fait, j’aime me retrouver dans des situations comme celle-ci. On apprend toujours quelque chose. J’aime les films catastrophe par exemple, j’aimerais être dans ces avions lorsqu’ils traversent des moments critiques. Si l’on prend la situation actuelle, par exemple, on voit bien que ça rend les gens créatifs. Devant mes yeux, là, j’ai un livre que je lisais lorsque j’avais huit ou neuf ans. Je l’ai lu des tonnes de fois, « les grandes catastrophes maritimes »… En fait ce qui m’intéresse, c’est de m’interroger sur ce que j’aurais fait dans ces situations, quelle aurait été ma réaction. J’aime trouver des solutions, stimuler mon cerveau, le contraindre à se jouer de chaque situation pour aller plus loin. Si j’aime les films catastrophe, justement, c’est parce qu’on voit que lorsque son cerveau est stimulé, l’homme a des ressources extraordinaires. On est toujours beaucoup plus fort qu’on le pense.
Dans la vie de tous les jours, on se contente de peu. Mais en réalité, on serait capable de faire beaucoup plus et bien mieux. Dans la situation que l’on vit aujourd’hui, alors qu’on demande à la plupart des gens de rester chez eux et de faire la grasse matinée, on s’en rend compte.
Le moment où vous avez réalisé que vous aviez une grande capacité face aux situations qui mettrait en arrêt cardiaque pas mal de monde ?
Je n’ai jamais pensé ça. Je ne pense pas être câblé différemment des autres. Simplement, j’en ai eu marre d’avoir peur et j’ai décidé de vivre différemment. Mais la peur, si elle paralyse, permet aussi d’être vigilant, elle indique la présence d’un danger et permet de s’améliorer. Les protocoles qui sont mis en place dans nos vies de tous les jours n’aident pas, dès qu’il y a un grain de sable dans les rouages, tout devient compliqué. Les gens ne se rendent pas compte à quel point ils pourraient se bousculer, les ressources dont ils disposent. Ce n’est pas à quatre vingt ans que l’on peut les réaliser.

L’action la plus dingue, celle qui vous a demandé le plus de sang froid ?
Le moment le plus dingue état ce moment de face à face avec un ours polaire, dans l’eau. Je remontais d’une plongée au Groenland. Un ours polaire passe au-dessus, met la tête dans l’eau, fait quelques allers-retours. Le cameraman avec lequel j’étais le filme. Je les vois tous les deux. L’ours fait deux apnées, en profondeur. Et à un moment, je les perds tous les deux de vue. Je décide de sortir la tête de l’eau et je le vois. L’ours était à cinquante ou soixante mètres de moi. Je vois qu’il me voit. Il vient vers moi, ces pattes avant comme un moteur, il est très très très rapide. Je me tenais à la surface, immobile. Je commençais à me dire qu’il fallait peut-être que je descende, mais je voulais encore profiter de cet instant. Je vivais ce moment comme une chance unique. L’ours est maintenant à une dizaine de mètres. Il faut que je descende, je commence à souffler, il se rapproche. Il est maintenant à trois mètres. Il s’arrête. Me regarde, droit dans les yeux. Je le regarde aussi. J’avais l’impression qu’il se demandait ce qu’il devait faire. C’était dingue. Ce prédateur pouvait me tuer en deux secondes. Il pesait probablement entre cinq cents et six cents kilos et j’avais envie de le prendre dans mes bras. Etrangement, son regard n’était pas menaçant. Il a soufflé bruyamment par le nez, s’est redressé, a fait demi-tour… Et voilà. Le moment magique prit fin. Alors que j’avais froid juste avant, là, j’avais vraiment très chaud. Avec le recul, j’ai probablement eu un mélange de sang froid et d’inconscience. Mais surtout, je voulais vivre pleinement ce moment que je savais unique.
Lorsque vous vous préparez à une expédition, intégrez-vous une dimension « imprévus », plus psychologique que physique ?
Lorsque je pars, je sais que je maîtrise quatre vingt dix huit pour cent des choses. Les deux pour cent restant, c’est la météo et la nature en elle-même, un volcan ne prévient pas de la date ni de la violence de son éruption, la tempête de sa force… En revanche, je sais ce qui me guette. Je sais que lorsque je vais sur la glace, elle peut se briser. Mais il y a une dimension chance. C’est certain. La chance que l’on saisit face à l’imprévu. Comme lors du crash d’un avion, lorsque l’on n’a plus d’autre possibilité que de sortir du cadre des protocoles. Dans cette « chance », il y a ton sang froid, ton histoire personnelle, ton expérience. Je pense par exemple à cet ami moniteur de ski à Tignes, qui connaît toutes les pistes par cœur. Un jour il est parti sur un hors piste qu’il avait déjà fait trois fois. La météo était bonne, la neige aussi… Pourtant, lui et les deux compagnons qui étaient avec lui sont morts ce jour-là. Chance, pas de chance, tout peut basculer, mais on le sait. C’est cette dimension qu’il faut intégrer. En fait, ce que je pense, c’est que la vie est dangereuse, pas mes expéditions.
Pouvez-vous nous décrire une expédition en particulier ?
Oui, on peut rester à Tignes. Cette fois où j’étais avec un photographe, Andy, je voulais tester une nouvelle tente pour ma prochaine exploration, une North Face. Il était prévu que le vent souffle dans les cent kilomètres heure. Bon, on part sur ce glacier de la Grande Motte. Il fait bien sûr très froid. On monte la tente, on fait les photos, on savait que le vent serait plus fort dans la nuit. Et en effet, ça a été épique. On glissait dans la tente, les piquets ne tenaient pas, c’était terrible, les arceaux se sont tordus, il y avait un précipice pas très loin, dormir n’était carrément pas une option, le poids de nos corps ne suffisaient pas à maintenir la tente… Au final, on a appris qu’il y avait eu trois pointes à deux cent cinquante quatre kilomètres heure. Et encore, l’anémomètre ne peut pas enregistrer au-delà de cette vitesse… Pour moi, chaque expérience de ce type est une force, c’est dans ces moments que j’apprends à aller plus loin. Lors de l’expédition suivante j’avais des broches à glace pour fixer ma tente. Tout s’est bien déroulé. Le vent pouvait souffler.
Comment pourrait-on retranscrire ces actions dans la vie de tout un chacun ?
Je ne me vois pas comme quelqu’un de différent… C’est sûr que des choses viennent de l’enfance et se transmettent, comme une de mes copines qui a peur des abeilles et a transmis cette peur à sa fille. Si tu considères cela comme un fait que tu ne peux changer, cela te suivra. Mais si tu en décides autrement, tu pourras probablement faire évoluer les choses. Encore une fois, je pense qu’on a tous en nous des forces que nous ne soupçonnons pas. Des trésors. Et ce sont ces trésors qu’il faut aller chercher. J’ai eu la chance d’avoir cette idée de ne pas écouter les adultes qui me disaient que j’étais un incapable et de décider de ne plus avoir peur. J’ai fait ce que j’avais envie de faire et décidé d’être heureux. Il est aussi possible de se faire accompagner pour modifier certains paramètres et découvrir ce trésor. Une chose est sûre, ça ne se fait pas du jour au lendemain, il y a deux éléments fondamentaux : patience et persévérance. Pour aboutir un projet de vie, il n’y a pas de bouton « on », il faut prendre le temps, s’affronter sur le long terme. Pour donner un exemple, lorsque j’ai écrit mon projet de vie à seize ans, un des éléments était d’avoir ma propre école de plongée. Ce projet s’est réalisé lorsque j’avais vingt deux ans. C’était une étape qui faisait partie d’un plan plus vaste. On doit procéder petit à petit. Par exemple, si l’on a peur de partir en bivouac et de dormir dehors, on peut commencer par dormir sous une tente dans un jardin ou même sur un balcon. Et si la peur de dormir dehors est liée à la peur d’avoir une araignée qui grimpe sur le corps, il faut alors tout mettre en place pour que cette dernière ne puisse pas entrer. C’est à ça que sert la préparation. On retient de toutes les expériences pour grandir et faire mieux la fois suivante.

Alors, si on a bien compris, pour réaliser un projet et apaiser ses peurs, il faut :
1- Identifier son projet
2- Identifier ses peurs
3- Construire un plan avec des étapes
4- Préparer la première étape
5- Tester
Et si on échoue, recommencer en préparant au mieux ce qui a été raté. On y est ?
Oui, c’est ça, à vous de jouer.
Cette interview a été menée par téléphone, lors du grand confinement mis en place pour lutter contre la pandémie du Coronavirus.