Alice, bonjour. Merci de nous accorder cette interview. Championne d’Europe 2020 d’apnée en poids constant avec palme, Vice championne du monde, multi recordwoman de France et championne de France, vous avez franchi la barrière des 95 mètres, ce qui représente 3 minutes sans respirer. Alors, pour vous, nous avons préparé une interview Deepdown. Prête ?
Prête !
Alors, commençons au début de l’histoire, lorsque vous étiez petite, étiez-vous déjà attirée par les profondeurs ? Que ce soit marines ou dans les forêts…
C’est vrai, je pense que je n’avais pas les mêmes peurs que la plupart des gens. Je n’avais pas peur du noir ou de l’inconnu mais plutôt d’être enfermée dans une classe d’école ! Lorsque j’allais aux champignons avec ma maman, je partais à l’aventure, je ne restais pas à ses côtés. Je voulais découvrir mes propres champignons. J’aimais voir son regard plein de stupéfaction et de fierté « c’est ma fille, elle a fait ça toute seule ! » lorsque j’arrivais avec mon panier rempli de cèpes. Évidemment, elle s’assurait que tout allait bien et m’appelait régulièrement, mais elle me laissait et cela a certainement joué sur ma confiance. Pour la mer, j’ai eu la même approche… En grandissant à Clermont Ferrand, la mer n’était pas vraiment mon élément, mais lorsque ma grande sœur a passé son niveau 1 de plongée bouteilles, j’ai eu envie d’essayer, moi aussi. Le médecin m’a demandé pourquoi je voulais plonger, je lui ai dit que je voulais voir ce qu’il y avait au fond. Il ne m’a pas cru, il m’a dit que tout le monde avait peur de ce qu’il y avait au fond, je lui ai assuré que ce n’était pas mon cas et j’y suis allée. Dix ans plus tard, je fais partie des 10 plus grandes plongeuses du monde. Une preuve qu’il faut se faire confiance et ne pas se laisser influencer par les autres et leurs peurs. J’en ai souffert petite, je ne voulais pas lire les livres, je voulais écouter mon ressenti et c’était assez compliqué de ne pas se laisser envahir par les idées des adultes. Après, avec l’apnée, c’était encore pire. L’apnée est un univers très masculin, où les plongeurs sont supra musclés, et font tout en force. Je n’avais vraiment pas l’air taillée pour l’aventure. Mais je voulais suivre mon instinct qui me disait que je devais renforcer ma souplesse et plonger avec ma tête. Comme un roseau qui ploie sous le vent sans se rompre. Je me suis entourée, j’ai fait de la méditation, travaillé ma respiration. Ça, c’est fondamental. L’émulation permet d’aller beaucoup plus loin, surtout lorsqu’on choisit des partenaires passionnés, on entre dans un cercle vertueux. Le lien social est indispensable pour progresser, on s’en rend bien compte aujourd’hui, alors que les contacts ne se présentent pas d’eux mêmes comme cela pouvait être le cas.
Évidemment, le fait d’être dentiste et de vouloir pratiquer un sport à haut niveau faisait parler… Tout le monde me disait que c’était impossible et que je n’y arriverais pas. Alors, j’ai voulu leur prouver qu’ils avaient tort, je me suis entourée, j’ai été chercher ceux qui pourraient m’aider à concrétiser mon envie et j’ai réussi. Seule, je n’y serais jamais arrivée, c’est évident.
Le moment où vous avez découvert que vous n’aviez pas peur d’aller au fond, tout au fond…
Dès le début en fait. Il faut savoir que j’ai le mal de mer, ce qui n’aidait pas, mais n’ayant pas d’attente particulière, j’ai lâché prise et vécu pleinement l’expérience. Et malgré le mal de mer, j’ai senti que j’avais de grandes capacités. En particulier, le fait d’arriver à modifier les connotations émotionnelles liées à des signaux d’alerte. Lors des apnées, le diaphragme se contracte, on ressent comme des spasmes. Ce sont des signaux qui nous alertent du danger : le danger ultime, la mort. Et le cerveau doit alors envoyer des signaux de réassurance, dire qu’on maîtrise la situation, que le diaphragme doit se détendre. Pour aller de plus en plus loin, progressivement.
Déjà, avec les études de dentiste, je me suis intéressée au sujet du contrôle sachant que la douleur au niveau de la bouche fait partie des plus importantes. C’était d’ailleurs le sujet de ma thèse et c’est encore aujourd’hui ce qui m’intéresse. Je cherche toujours à voir comment repousser les limites de mon corps et modifier les signaux que m’envoie mon cerveau. Mais plus je me connais plus j’ai envie de créer un dialogue avec mon corps, et c’est fascinant. Je le guide, je le rassure et je construis une relation de confiance avec lui. Et plus la confiance s’installe, plus les limites sont repoussées…
Assez rapidement, j’ai compris que j’avais des facilités à dialoguer avec mon corps pendant mes apnées. C’est d’ailleurs ce qui m’a tenue en haleine pendant ces années, chaque jour compte et le corps humain semble avoir des ressources inépuisables. J’ai même eu envie de tester mes capacités dans d’autres situations d’adversité, comme le froid. Et j’ai fait cette expérience avec la méthode de Wim Hof, celui que l’on surnomme « L’homme de glace ». Là encore, j’ai constaté que je mettais en place les mêmes mécanismes de défense et j’ai tout de suite été très à l’aise, même comparativement à d’autres sportifs de haut niveau.
Pour m’accompagner dans ces aventures peu communes, j’ai eu besoin de m’entourer. Pour moi, l’exploit n’arrive jamais seul. Plus je bénéficie des compétences et talents d’autres personnes, plus je progresse vite. Je suis donc allée chercher des spécialistes passionnés, engagés, qui partagent les mêmes valeurs que moi et qui ont à cœur de contribuer à ce projet commun.
Entre votre métier de pododentiste et l’apnée… comment gérez-vous le passage de l’un à l’autre ? Est-ce que les deux sont complémentaires ?
Justement parce qu’il y a un lien : le dépassement de la douleur et de la peur. Aller chez le dentiste fait peur comme plonger à 100 mètres de profondeur. Alors ce que j’apprends par le sport, je le mets en pratique dans mon métier de dentiste. Et j’arrive à accompagner mes patients grâce aux techniques apprises en apnée. Encore plus depuis que mes patients sont des enfants. C’est d’autant plus simple, parce qu’ils écoutent et regardent sans a priori. Je ne leur mens pas, j’essaie de modifier leurs perceptions, je les aide à projeter une image sur leurs sensations : je leur parle de ballons gonflés, de paillettes et de guilis et ils s’immergent dans le monde que nous aurons créé ensemble. L’association entre les émotions et les actes devient positive et tout se passe bien. Cette capacité à visualiser, à se projeter des images positives est typiquement féminine, on passe par les règles, l’accouchement, la ménopause… et la vie continue. Alors on sait très bien ce que veut dire vivre l’instant présent et se projeter. Pour l’apnée, je sais que je vais me priver de respirer et je comprends que je vais devoir être agile et flexible. C’est la parfaite discipline pour expérimenter cela. Et je suis convaincue que je peux faire évoluer ce sport et inviter les femmes à le découvrir. D’ailleurs, dans la tradition japonaise vieille de 4000 ans, c’était des femmes, les « ama » qui plongeaient uniquement vêtues de pagnes, en apnée pour aller pêcher et aujourd’hui encore, les vieilles femmes continuent de perpétrer cette tradition et ne revêtent qu’une combinaison.
Alors, aujourd’hui, je poursuis avec mon instinct et des femmes et hommes qui vont dans le même sens que moi. Des hommes en avance qui ne cherchent pas à me convaincre de l’utilité de la fonte ou des squats mais qui m’aident à devenir meilleure avec mes qualités. Comme mon sponsor, qui dirige une société qui a refusé d’être cotée en bourse et a investi dans la protection de l’environnement… Je ne suis pas une féministe acharnée, mais j’aimerais que chacun retrouve sa place, et que l’on apprenne les uns des autres. Mais surtout que l’on comprenne que des compétences différentes peuvent se révéler un sérieux atout.
La dernière fois que vous avez eu peur d’aller plus profond ?
J’ai toujours peur ! Et c’est très bien. Il faut avoir peur. Mais en combinant entraînement et accompagnement, on a toutes les raisons d’être en confiance. D’oser. C’est la peur qui nous pousse dans nos retranchements et nous permet d’être de meilleurs athlètes, en installant un filet de sécurité. La peur est un moteur. Alors, parfois, la peur peut immobiliser, empêcher tout mouvement, c’est là qu’il faut savoir s’entourer, se donner les moyens de dépasser ce stade. L’apnée, c’est le face à face avec la peur ultime, la mort. Et sur le chemin, toutes les autres s’invitent…Un préparateur mental, un thérapeute… Chacun doit s’entourer de ce dont il a besoin. Et pour cela, il faut s’écouter. Se mettre à nu, se découvrir. Cela demande du courage, mais c’est indispensable. Il faut s’autoriser à demander de l’aide et je sais que les hommes ne le font pas assez.
L’immersion qui vous a demandé le plus de courage ?
En 2018, lors de cette plongée bi-palme où l’on m’a demandé de choisir entre la compétition et mon métier de dentiste. Soit je parvenais à réaliser une performance, soit j’arrêtais la plongée en compétition. J’ai pris peur. Ce choix était très difficile. J’ai dû accepter l’idée que cette plongée serait peut-être la dernière. J’ai travaillé sur moi, sur mes motivations, c’était très dur. D’autant plus dur que mon métier de dentiste m’assurait un niveau de vie, c’était ma garantie, alors que l’apnée n’est pas un sport reconnu. Il fallait aller chercher des sponsors, m’émanciper, aller vers un style de vie que je ne connaissais pas. À 35 ans… Puis, au moment où je suis descendue, j’ai vécu cette plongée à 200% et j’ai réussi une performance qui m’a propulsée dans la suite de mon aventure.
Aujourd’hui, je vois les choses sous un autre angle, et j’ai envie d’aller encore plus loin. Pas seulement dans les profondeurs, mais aussi pour avoir un impact dans cette discipline, pour changer le regard que les autres lui portent et en particulier les hommes.
Vous parlez beaucoup de mental, avez-vous développé une méthode, un rituel de préparation avant vos plongées ?
Je respire. Une inspiration par le nez, puis une expiration plus longue et une pause, et je recommence. Une respiration ample et douce. C’est ce qui me permet de voir clairement ce qui est en train de se passer. Cet outil, découvert avec la plongée, nous l’avons tous avec nous, tout le temps. Le souffle est ce que nous possédons de plus précieux et ce qui permet de modifier nos émotions. C’est la porte d’entrée vers la performance.
Avant de plonger, cette respiration ample et douce me permet de faire chuter mon rythme cardiaque et de modifier mon état.
Alors, nous arrivons à notre dernière question. Si vous deviez donner cinq conseils à nos lecteurs pour qu’ils osent explorer les profondeurs, quels seraient-ils ?
- Accepter la peur, car elle ouvre le champ des possibles.
- S’autoriser à demander de l’aide et se faire accompagner pour oser. Ne pas s’encombrer des influences négatives que l’on peut tenter de vous communiquer.
- Respirer. Surtout lorsqu’on commence à se figer. Et se mettre en mouvement, la dynamique entraîne la pensée.
- Visualiser ce que l’on va vivre de manière positive. Pour changer les connotations émotionnelles.
- Suivre son instinct, se faire confiance et être bienveillant envers nous-mêmes. Assumer ses propres qualités.