
Séverine Desbouys, bonjour. Merci de nous accorder cette interview durant cette période si particulière. Vous avez été championne cycliste avant d’effectuer plusieurs virages et de monter votre cabinet de conseil en stratégie, intelligence économique et lobbying. Vous avez affronté des situations complexes, dans lesquelles la peur peut immobiliser ou emmener plus haut et plus loin…
Apparemment, pour vous, c’était plus haut et plus loin, alors, nous vous avons préparé une interview « au sommet ». Prête ?
Oui. En effet, les gens me considèrent comme quelqu’un de perfectionniste et qui ne retient que la première place comme possibilité. Mes valeurs, je les porte depuis toujours : humilité, respect, excellence et partage. Ce sont des valeurs inhérentes au sport. Aujourd’hui, en confinement, je m’attelle au quotidien à les faire vivre, par exemple en distribuant des fleurs, des masques et du gel dans mon immeuble. Je vis dans une banlieue parisienne où cette attitude n’est pas vraiment répandue. Ça en a étonné plus d’un, mais pour moi, c’est fondamental. Je suis attentive aux autres et je tiens à être entourée de bienveillance et de partage. Au-delà du sport, les accidents de la vie, que ce soit physiquement, dans les séparations amoureuses, ou encore dans la maladie, j’ai traversé des situations qui m’ont fait réfléchir et ont nourri ces valeurs qui m’étaient déjà chères au départ.
Nous allons reparler de tout cela, mais retournons vers votre enfance. Petite, vous aviez déjà envie de grimper partout, vous visiez déjà les sommets ?
Pas tout à fait. Petite, j’étais à la fois très introvertie et hyperactive. C’était un peu compliqué. Mais j’ai fait des rencontres qui m’ont permis d’affronter ma peur d’être dans la lumière. D’abord, mon professeur de CE2, M. Quevovillier. Il a été le premier à me dire que j’avais des capacités intellectuelles et sportives. Il m’a amenée progressivement à avoir une autre vision de l’école et de moi-même. Je n’ai pas été tout de suite la première, j’ai appris la patience et le travail. Et j’ai compris quelque chose qui m’a porté toute ma vie : avoir peur, c’est être vivant. La peur amène au pic de la courbe de Peter, elle force à s’adapter, à se réinventer, elle ramène à la vie. J’ai appris et j’ai eu envie de partager cela.
Ensuite, à 18 ans, j’ai croisé la route de Marion Clignet, cette cycliste franco-américaine et elle a provoqué un électrochoc. Son succès, le fait qu’elle soit en partie américaine, alors que j’ai toujours été passionnée par les Etats-Unis, de Carl Lewis à Wonder Woman, tout cela lui donnait un ascendant très important sur moi. Alors quand elle m’a dit qu’il fallait que je cesse d’avoir peur de réussir et de gagner, je l’ai écoutée, entendue et j’ai réalisé qu’elle avait raison : je me blessais systématiquement au moment précis où j’allais gagner, sur la ligne d’arrivée… Le fait de réaliser cela a créé un déclic. Et j’ai commencé à gagner.
Plus tard, j’ai rencontré Cyril Guimard qui a été à la fois mon entraîneur et mon compagnon. Lui, a su cibler ma personnalité. Dire les choses qui font aussi mal qu’elles permettent de grandir. Vise les étoiles, ne regarde jamais tes pieds…

La quatrième personne à laquelle je dois mon succès est un de mes « role model » : Christine Lagarde. C’est elle qui m’a poussée à dépasser nos frontières et à m’ouvrir à l’international. À me faire un second palmarès.
Ces quatre personnes que j’ai eu la chance de croiser, sont mes petits cailloux. Comme dans Le Petit Poucet, ils me permettent chaque jour de retrouver mon chemin. Chacune d’elles croisée à un moment charnière de ma vie. Une chance qui démontre l’importance de l’humain. Sans ces différentes rencontres, je n’aurais pas pu être celle que je suis. J’y pense tous les jours.
Le moment où vous avez découvert le sens de l’expression : « the only limit is the sky »
La première fois, c’est assez évident, c’était avec M. Quevovillier. Dès que je me suis mise au sport, j’ai entrevu cette possibilité de victoire. J’étais un mélange entre Forest Gump et L’enfant sauvage. Et j’ai ressenti ce besoin de me tester, de voir jusqu’où je pouvais aller. Après, il y a eu cette période en 1999 et 2000, au contact de Pascale Ranucci. Cette grande championne que j’admirais et qui avait des qualités humaines formidables. Elle me disait que je ne connaissais pas mes limites, me poussait à me dépasser. Lorsqu’elle est décédée, de manière tragique à la veille de Noël, cela m’a profondément marquée. Et j’ai décidé de tout gagner, cette grande boucle en l’an 2000, c’était ça. Cette rage, cette douleur, cette volonté de tout donner et de tout partager. Toute l’équipe ne faisait qu’une seule et même personne.
Les débuts de ma boîte le 1er août 2004 ont aussi été une révélation. J’ai arrêté ma carrière sportive et deux jours plus tard, je montais ma boîte. Pourtant, le rendez-vous qui a déclenché cette aventure était au départ prévu pour Cyril. Il s’agissait de paris sportifs, je voyais des bloquages juridiques en France liés au PMU et à la Française des jeux… Vingt quatre heures plus tard, l’histoire commençait. Et depuis, elle se poursuit et se transforme au fil du temps. Je n’ai jamais fait de plan, ni fixé un cadre très précis. J’ai agi sans borne et à l’instinct.
Il y a trois ans, j’ai été malade, confrontée à la mort, et j’ai commencé à penser différemment. J’ai ressenti le besoin d’élaborer un projet de vie. De placer des objectifs et des limites. Et j’ai décidé de vendre ma société en 2024 pour partir aux Etats-Unis. J’aurai cinquante ans.
Après avoir été confrontée aux déceptions amoureuses, aux accidents, à la mort, aux problèmes d’argent, mais aussi à de grands succès, après avoir placé mes enfants à l’abri du besoin, je suis passée à un plan construit. J’ai osé me projeter.
La dernière action que vous n’avez pas menée par peur de ne pas arriver en haut ?
Aucune. Sans hésitation. J’ai toujours été très directe et j’ai toujours fait les choses à fond. Je ne veux pas regretter. Jamais.
À quinze ans, je suis partie de chez mes parents pour intégrer une école en sport-étude, avec quinze garçons. Je ne savais rien à la vie, évidemment et j’ai tout découvert d’un coup. Je me suis ouverte sur le monde. Et j’ai en particulier découvert la force transmise par le fait de faire partie d’une entité plus grande que soi. L’équipe.
Aujourd’hui, ces origines qui sont les miennes et tout ce parcours me permettent de comprendre beaucoup de situations et nourrissent mon désir de transmission.
Le moment où vous avez réalisé que vous étiez capable de gravir là où d’autres restaient en bas
Je n’ai jamais pensé ainsi. J’ai simplement accepté de me mettre au pied du mur et de m’ouvrir. J’ai accepté les cadres, j’ai fait confiance, j’ai pris les conseils des diététiciens, des financiers, de tous ceux qui m’entouraient. C’est ainsi que je me suis donné les moyens, dans le partage, l’échange et la collaboration. Bien sûr, il y a eu des doutes, bien sûr il y a eu des échecs. Comme en sport-études où, au bout de quatre semaines, j’étais malade au point que mes parents ont été obligés de venir me chercher. Ou encore durant cette période à Vichy où je n’avais pas un sou et où j’ai distribué le journal La montagne et fait du porte-à-porte tous les jours pour gagner un peu d’argent. À chaque fois, je suis restée debout et j’ai appris. Je n’ai jamais lâché, c’était vital pour moi. D’ailleurs, cette période à Marseille était l’une des plus belles de ma vie, j’y ai fait des rencontres fantastiques et cela reste parmi les plus beaux moments de ma carrière cycliste.
Le sommet le plus haut que vous ayez gravi
En 2000, lors de mon premier Championnat du Monde, avec Catherine Marsal. J’étais à un moment de ma carrière où je jouais quitte ou double. Catherine était troisième, sur le point de passer pro. Avec elle, cela a été une vraie rencontre, Je voulais être au rendez-vous pour elle, je me suis transformée en soldat. Mon objectif et mon devoir étaient qu’elle soit sur la boîte, elle y était. Je l’avais fait. C’était un moment superbe. J’étais heureuse d’avoir gagné, d’avoir contribué à quelque chose de plus grand.
L’autre sommet, c’était en 2000 aussi, lors de la grande boucle, l’étape de Vaugiany. Cette même étape dans laquelle j’avais été assez catastrophique l’année précédente. Là, j’avais réuni toute l’équipe. Chacun avait son rôle. J’étais galvanisée, archi sûre de moi, avec une rage de vaincre et de partager ce sommet avec tous. Et nous avons remporté cette victoire. C’est la seule photo de ma carrière sportive que j’ai chez moi.

Quand on lit votre parcours, on a l’impression que viser le sommet est quelque chose de naturel chez vous. Mais dans la réalité, est-ce vraiment naturel ou y a-t-il une « mise en condition » ?
Cela n’était pas naturel, mais ça l’est devenu. Grâce aux rencontres, qui, comme avec un puzzle, sont venues se placer à des endroits précis de ma vie pour me compléter. Des personnes qui ont compris une part de moi qui m’échappait, me l’ont montrée et m’ont poussée à m’améliorer.
Pour moi, tout cela s’est fait très progressivement. Au fur et à mesure, j’ai commencé à voir plus clairement, à prendre confiance en mon analyse de la situation et des moyens à mettre en face. Chaque étape m’a permis d’apprendre. Avec le temps, on apprend aussi à dire non, à savoir quels défis on est prêt à relever. Jeune, j’étais impétueuse, et heureusement, car je ne serais pas arrivée là où je suis sans cette force. Aujourd’hui, l’âge et l’expérience m’apportent la sagesse. Et je me rends compte que j’appréhende toujours la vie avec la même méthode, qui est devenue plus naturelle, j’analyse, j’établis une cartographie, je note les étapes, les objectifs, les moyens, j’écris ma « to do list ». Alors pour ce qui est de la mise en condition, elle est fondamentale. L’analyse du contexte, comme une cartographie, avec tous ses reliefs, ses objectifs et ses contraintes, que ce soit pour une épreuve physique ou intellectuelle comme le lancement d’une société. Dans tous les cas, la cartographie est fondamentale. Après, il faut se donner les moyens.
Est-il possible d’extraire une « méthode » pour affronter ses peurs de votre parcours, qui pourrait servir dans la vie de tout un chacun ?
Je pense que c’est possible. En partant justement de ce que j’évoquais à l’instant avec la cartographie. On peut commencer par faire une liste. Sans se fixer de délai. Lister ;
- Ce que je n’accepterai plus dans ma vie. Ça c’est le socle. Pour moi par exemple, ce sont les regrets, je n’en voulais plus.
- Qui je suis. De quoi je suis faite. Chercher en soi les ressources, ne pas attendre des autres qu’ils prennent des décisions pour nous. Et régulièrement, comme avec un ordinateur, vider la poubelle et redémarrer.
- Avec qui et pourquoi. Savoir s’entourer. Et savoir pourquoi chaque personne occupe la place qui est la sienne.
- Et ne pas oublier que la peur nourrit et rend vivant. Décrire les choses est fondamental, je parle de liste, parce que poser des mots permet de comprendre ce que l’on veut et de nommer les moyens dont on a besoin pour y arriver. Ensuite, il faut savoir prendre le temps d’accepter le temps nécessaire à chaque chose.
Si je simplifie, on peut vouloir le Graal, ce sera le but ultime. Mais il faut être conscient que ce but ultime ne sera pas atteint du premier coup. Par exemple pour moi, le but ultime, ce qui m’a toujours fait rêver, c’est les Etats-Unis, et aujourd’hui, je commence à me dire que je vais peut-être y arriver. Mais jusque là, c’était le Graal. En pointant dans cette direction, j’ai aussi placé des étapes qui permettaient d’atteindre ce Graal.
Cette idée de noter les choses que l’on veut, de faire des « to do list », c’est ce qui permet de ne rien regretter. Même si on note sur des posts it, comme j’ai suggéré à mes enfants de faire. Et une fois que le plan est établi, il faut aussi laisser de la place à l’imprévu. Si demain, je reçois une proposition pour aller m’installer ailleurs et que cette proposition me tente, j’y vais. Même si mon plan est d’aller aux Etats-Unis. Ne jamais laisser de place aux regrets.
Merci Séverine !
Cette interview a été menée par téléphone, lors du grand confinement mis en place pour lutter contre la pandémie du Coronavirus.