
Marie Bévillon, bonjour. Merci de nous accorder cette interview. Vous êtes aujourd’hui PDG de la conserverie La Sablaise, entreprise familiale née en 1983 avec la fameuse soupe de poissons de Gilles Martineau. Vous en avez repris la tête en 2012, après avoir abandonné votre carrière mi- parisienne mi- nantaise pour rejoindre votre époux aux Sables d’Olonne et donner naissance à deux enfants. Depuis, ces derniers ont 15 et 16 ans et vous soufflez le renouveau sur cette belle entreprise familiale Made in France. Votre succès est reconnu, puisque vous êtes élevée au grade de Chevalier de la légion d’honneur pour la promotion du 1er janvier 2021. Tout est juste ?
Oui, c’est vrai que j’ai laissé une vie professionnelle active et loin de l’agro-alimentaire pour rejoindre mon époux. Et finalement, les rôles se sont inversés dans le fonctionnement de l’entreprise, j’ai même racheté ses parts. J’y travaillais depuis 2007 et j’en ai pris la direction en 2012.
L’amour semble le fil rouge de vos aventures : partie pour l’amour d’un homme et pour l’amour d’une région, puis l’amour d’une entreprise familiale… Alors, pour vous, nous avons préparé une interview Love story. Prête ? Commençons au début de l’histoire, lorsque vous étiez enfant, êtes-vous déjà de celles qui relevaient des défis par amour ?
C’était plutôt par passion que par amour ! L’amour est une notion un peu floue quand on est jeune. J’ai grandi dans une commune au milieu de la Vendée, il n’y avait pas grand-chose à faire et je m’ennuyais énormément. Je n’étais pas une intellectuelle, alors je testais toutes sortes d’activités manuelles et la cuisine a rapidement occupé une place très importante. J’étais aux fourneaux tous les week-ends et je cuisinais des gâteaux. Ma mère avait acheté un robot Kenwood, à l’époque, c’était un must. Moi, je testais les recettes de Lenôtre, parfois c’était un carnage, mais je recommençais et j’apprenais. Je relevais tous les défis. J’étais surtout passionnée par la pâtisserie, mais à l’époque, le métier n’était pas valorisé comme il l’est aujourd’hui, alors j’ai fait ce que l’on m’avait dit de faire, j’ai fait des études. Je n’ai jamais cessé de cuisiner, mais c’est devenu un loisir. Lorsque j’ai repris l’entreprise, j’ai été rattrapée par cet amour. L’aspect pragmatique et scientifique de l’industrie agro-alimentaire me plaît énormément. Et la dimension managériale répond à mon besoin de fixer des objectifs et de chercher les moyens de les atteindre. J’ai appris au fur et à mesure, avec ce besoin de projection pour rester en équilibre, comme pour bien tenir sur un vélo, il faut regarder loin devant.
Le moment où vous avez pris votre élan pour poser vos valises à Olonne, prête pour un nouveau départ par amour pour la mer, pour une région et pour un homme, pouvez-vous nous en parler ?
Je connaissais la région, car ma grand-mère y vivait et que, enfant, je passais mes vacances chez elle et je me suis laissée ramener au bord de l’eau par amour pour l’homme qui est devenu mon mari et le père de mes enfants. Antoine était déjà sablais et c’est donc moi qui l’ai rejoint aux Sables d’Olonne. J’ai dû retrouver un cercle d’amis ce qui n’est pas si simple sans avoir d’activité professionnelle. Car au départ, je ne travaillais pas, je m’occupais de mes enfants et personne n’était disponible pour aller se balader avec moi ! Alors, j’ai commencé à réfléchir à ce que je pouvais faire. Au type de service que je pouvais proposer. Et un jour, Antoine m’a demandé de l’aider sur le plan commercial, il s’agissait de vendre la fameuse soupe qu’avait élaborée le père de mon époux et qui avait été le point de départ de cette belle entreprise. J’y consacrais deux jours par semaine. Les bureaux étaient petits, nous étions deux commerciaux, c’était bien pour moi, ça me sortait de mon quotidien de maman. Puis, de fil en aiguille, j’étais de plus en plus sur le terrain, enchaînais les missions les unes après les autres. J’adorais ces produits. J’ai commencé à pousser les portes les unes après les autres, j’ai étudié le marché et je faisais de plus en plus partie de l’entreprise.
Antoine nourrissait d’autres projets. En tant que photographe diplômé et passionné par l’image, il aspirait à réaliser des reportages photos et à se lancer dans cette voie qui lui ressemble tant. Je voyais qu’il n’était pas à sa place au sein de l’entreprise familiale, je sentais une lassitude en lui alors que j’avais la fraîcheur et l’envie. Quand on lui demandait ce qu’il faisait, il répondait qu’il était dans le potage… Tout est dit, non ?
Nous avons discuté, et avons constaté qu’il était temps de se jeter à l’eau. Lui, pour faire de la photographie son métier et moi, pour prendre part à cette entreprise, de manière officielle. Un pari pour nous deux. Chacun faisant confiance à l’autre, l’amour comme moteur. Et cette chance d’avoir chacun trouvé un réel alignement par rapport à nos personnalités et désirs profonds. Le plaisir était au rendez-vous chaque jour, pour nous donner l’énergie de nous lancer dans l’aventure et d’aller un peu plus loin.
Je savais que j’étais attendue au tournant. En France, seulement 15% des chefs d’entreprise sont des femmes et dans l’agro-alimentaire, le pourcentage est encore plus faible. Alors, moi, la femme de… J’étais absolument invisible. J’ai dû travailler d’arrache-pied pour gagner la confiance de mes interlocuteurs. Les clients d’abord, puis les équipes en interne. Ce n’est que lorsque l’affaire a commencé à bien tourner que ces derniers ont commencé à me faire confiance. J’ai dû aussi faire mes preuves en matière de management. J’aime l’idée que l’on avance ensemble, que l’on grandit ensemble. En management, je tente de faire en sorte que chacun assume ses responsabilités et prenne des décisions. Bonnes ou mauvaises. Si c’était une mauvaise idée, on avise. Mais s’il faut agir, on y va. Pour moi, c’est le seul moyen de s’épanouir. Évidemment, avant de se lancer, on ouvre une discussion, on échange les opinions, on évoque les options, on découpe le problème pour identifier les points d’ombre et généralement, la solution apparaît. Si ça ne marche pas, on recommence, mais quand ça marche, le plaisir est immense.

La dernière fois que vous avez renoncé à une innovation, une marque ou une recette pour La Sablaise ?
J’avais créé une nouvelle marque de produits haut de gamme pour laquelle nous avions gagné un prix. Le nom de marque était La Maison Bévillon. J’avais mis beaucoup de moi dans ces produits. Beaucoup d’affect. Au moment du lancement, j’ai fait une rencontre qui a totalement bouleversé mes plans puisque j’ai eu l’opportunité de racheter une autre conserverie sur l’Île Yeu, avec un savoir-faire hors du commun. Nous ne pouvions pas mener ces deux projets en même temps avec les investissements nécessaires. Il fallait faire un choix. J’ai tranché et choisi la croissance externe. Et j’ai abandonné mon projet de marque. Difficile de ne pas sentir comme un terrible gâchis, mais l’opportunité qui se présentait à ce moment était rare. Je devais la saisir. La croissance de l’entreprise passe avant tout. Et qui sait, peut-être qu’à un autre moment, je pourrais envisager de lancer cette marque, ou une autre ?
Votre lancement le plus mémorable, celui qui vous a demandé le plus de témérité ?
Il y a deux ans. Nous avions engagé d’énormes investissements pour agrandir l’outil de production. Évidemment, je n’avais jamais fait ça de ma vie. J’évoluais en territoire inconnu. J’étais bien épaulée, mais je ne savais pas où j’allais. C’était réellement très audacieux. Et, il fallait une bonne dose de confiance et des ventes au rendez-vous. C’est le cas aujourd’hui et, avec le recul, je réalise que tout cela n’a été possible que parce que j’ai su m’entourer. On peut aller n’importe où quand on a un expert à ses côtés. Quel que soit le domaine, j’aime avoir à mes côtés des gens qui savent mieux que moi, je les laisse s’exprimer et j’écoute. Toujours cette même idée de grandir ensemble
En tant que dirigeant, vous avez des décisions à prendre, du personnel à manager, et maintenant la remise de la légion d’honneur, avez-vous acquis une méthode pour rester sereine ? Pouvez-vous nous décrire cela ?
Quand j’ai appris cette nouvelle, j’ai commencé par faire l’autruche. Je ne comprenais pas, alors je me disais que si je n’en parlais pas, ça disparaîtrait. Pour moi, la légion d’honneur est une distinction qui parle de bravoure et de courage. Je ne voyais pas trop ce que j’avais à voir avec tout ça. Puis, j’ai compris qu’il s’agissait d’une récompense décernée pour le travail que j’avais accompli et qui récompensait aussi tous ceux qui avaient écrit cette histoire avec moi. Une fois que j’avais intégré cela, je me sentais plus sereine. J’avais la confirmation que ce que j’avais entrepris avait un sens, au-delà de ce que cela représentait pour moi. Mon travail rejaillissait sur mes équipes, et même sur la région dans son ensemble. Ça prouve que l’on doit poursuivre dans le même sens… Il ne reste plus qu’à attendre que l’occasion se présente pour faire la cérémonie.



Alors il nous reste à vous poser la question finale, celle qui va permettre à chacun de se projeter et de dépasser ses peurs : quels sont les cinq conseils que vous donneriez à quelqu’un qui veut se réinventer ?
- On est toujours rattrapé par qui on est. Un jour ou l’autre. Pour moi, c’était la gastronomie, mais ça peut être n’importe quoi, il faut aller vers des choses qui nous parlent.
- S’écouter. Notre intuition est le messager de notre inconscient. Si j’avais écouté ceux qui m’ont dit « tu n’as pas un profil de chef d’entreprise… », je ne serais pas là aujourd’hui.
- Donner du sens à ses projets. Savoir pourquoi on fait ce qu’on fait. Si ça n’a pas de sens, il faut se remettre en cause. Le sens fonctionnera comme un moteur.
- Cultiver son envie d’apprendre. La peur est souvent le reflet de notre ignorance. La curiosité et la connaissance permettent d’évacuer ses peurs.
- S’entourer de spécialistes. Et faire confiance. Confronter son projet et ses idées à d’autres, entendre ce qu’ils ont à nous dire.